À 18 ans, à la faveur d’un travail acharné et d’un dispositif d’État, Tifany entre à Sciences Po Paris, défiant ses origines sociales. Elle a pleuré d’émotion devant ce nouvel avenir. La photographe Sandra Mehl l’a suivie pas à pas tout au long de sa première année.
Elle faisait ses courses dans un supermarché de Neufchâtel-en-Bray, en Normandie, quand le message est arrivé. C’était au mois de juin l’année dernière. « Je vois encore cette phrase sur mon portable : “Admise au collège universitaire de Sciences Po Paris”. » Admise, ce moment qu’elle attendait tant. « Je me suis effondrée en larmes, parce que j’ai vu mon avenir changer. »
Tifany a alors 18 ans, elle s’apprête à quitter la Normandie et découvrir un nouveau monde. Paris, le boulevard Saint-Germain. Des nouvelles personnes. Un univers jusque-là inaccessible.
Tifany a grandi dans cette petite ville normande de 4 700 habitants dans une famille de trois enfants. Son père, fossoyeur marbrier, et sa mère, au foyer, n’ont pas le bac. À la maison, on lit Lucky Luke, des livres de cuisine et Télé Z. Et tous les dimanches midi, c’est poulet frites devant Walker, Texas ranger. Mais la cadette défie les lois de la reproduction sociale : elle aime aller à l’école et lire Jane Austen. Elle ne se l’explique d’ailleurs toujours pas.
L’école a été mon refuge, elle m’a sauvée
L’histoire de son ascension aurait pu commencer là. Mais à 13 ans, un drame fait imploser la cellule familiale. Son père est incarcéré – elle ne s’épanche pas sur le sujet –, les liens avec sa mère se délitent peu à peu, et Tifany est finalement placée en foyer pour sa première et sa terminale. « Des années difficiles, où j’ai dû me battre, mais qui expliquent qui je suis aujourd’hui. L’école a été mon refuge, elle m’a sauvée », se souvient celle qui a obtenu un bac littéraire mention très bien, option Europe et latin.
Ses copines de classe et une équipe de professeurs deviennent sa seconde famille. « Un jour où je la voyais triste, Tifany m’a dit : “J’ai d’excellentes notes, je travaille dur, mais j’ai personne à qui le dire”. Je lui ai répondu que dorénavant, elle viendrait me le dire », confie Cécile, son ancienne professeure de français devenue l’un de ses plus précieux soutiens.
Ce sont aussi ses professeurs qui lui font découvrir Sciences Po. Car avant d’envisager d’intégrer la grande école parisienne, encore fallait-il savoir qu’elle existait. Le lycée Georges-Brassens, où elle étudie, est l’un des cent six de France conventionnés avec Sciences Po depuis 2001 pour préparer des élèves de terminale volontaires à entrer en première année par un concours spécifique. Sciences Po devient alors un rêve. La jeune femme, qui suit l’actualité de près et étudie la géopolitique, veut devenir diplomate.
Pendant sa terminale, tous les mardis soir, elle participe à un atelier de deux heures après ses cours. Objectif : élaborer un dossier de presse assorti d’une réflexion personnelle, et préparer l’oral d’admission. Tifany est l’une des deux seules élèves de son lycée à être acceptée.
Ma fille est prise à Sciences Po ! Ma fille est prise à Sciences Po !
Elle se souvient encore des mots de son père, avec qui elle a gardé contact depuis son incarcération : “Ma fille est prise à Sciences Po ! Ma fille est prise à Sciences Po !”, je l’entendais dire au téléphone aux surveillants et à ses codétenus. Et ensuite, quand j’allais le voir au parloir, les gens que je croisais disaient : “Ah ! C’est donc toi Sciences Po ! Ou bien ils m’appelaient “la ministre”. »
Dans sa cellule, le père a accroché les bulletins de notes de sa fille aux murs. Fin août 2018, après avoir obtenu deux bourses et une chambre à la Cité universitaire, Tifany débarque à Sciences Po, dans le très chic 7e arrondissement de Paris. Le début est compliqué.
Au lycée, j’étais l’une des meilleures, mais ici, j’ai l’impression d’avoir tout à réapprendre.
« Vivre seule à Paris dans une chambre de 10 m2 avec 700 € par mois, découvrir de nouvelles matières, avec de nouvelles exigences, entourée d’élèves qui sortent de prépa et qui connaissent la vie de Napoléon par cœur quand moi j’ai passé l’été comme vendeuse à Intersport, c’est difficile. Au lycée, j’étais l’une des meilleures, mais ici, j’ai l’impression d’avoir tout à réapprendre. Mais maintenant que je suis là, hors de question d’abandonner. Jamais je n’abandonnerai », assure-t-elle, aussi déstabilisée que déterminée.
Tifany parle comme elle marche, vite. Les épaules légèrement remontées, le front toujours à l’avant-poste. Affronter, elle connaît. Ce semestre, elle va suivre vingt-cinq heures de cours par semaine, passer soirées et week-ends à la bibliothèque, faire des fiches, préparer ses galops d’essai et, à la différence de beaucoup d’autres, faire du baby-sitting deux heures par semaine et ses courses au supermarché de banlieue le moins cher à la ronde. Sans jamais rentrer chez elle, car de chez elle, il n’en existe plus.
Cette bataille, elle la mène rapidement avec Louise et Aline, des voisines de chambre avec qui elle a sympathisé pendant l’hiver, elles aussi entrées à Sciences Po grâce au dispositif d’éducation prioritaire. Ensemble, elles vont tout faire ou presque : trajets, révisions, et surtout se soutenir. « Parfois, le soir, on met nos courses en commun et on cuisine toutes les trois le même plat. On dit qu’on fait des repas communistes. »
Petit à petit, elle apprivoise ce nouveau quotidien. Sur le chemin des courses, les trois amies se racontent leurs soirées de « triplette » – du nom des trois cours fondamentaux de l’année –, des soirées organisées à l’initiative d’un élève de promotion à son domicile. Un moment où l’on s’observe, se compare, et où les camarades de classe mesurent la proximité qui les relie ou, à l’inverse, la distance sociale qui les sépare.
Moi, mes parents, leur voyage c’est quand ils viennent me voir à la cité U
« L’autre fois, ça s’est passé dans un grand appartement sur l’île de la Cité, avec des armoires remplies d’alcools rares venant de voyages au bout du monde, ou d’une réception chez un ambassadeur. Moi, mes parents, leur voyage c’est quand ils viennent me voir à la cité U et qu’on passe de la maison de la Chine à celle de la Suède ; je leur fais faire le tour du monde en 24 h », sourit Louise, dont l’air amusé cache un brin d’amertume.
J’ai compris les attentes, et j’ai travaillé à fond. Vraiment, j’ai tout donné.
Les trois étudiantes savent bien les efforts redoublés qu’elles ont à fournir. Et les efforts paient, Tifany valide son premier semestre. « J’ai compris les attentes, et j’ai travaillé à fond. Vraiment, j’ai tout donné. »Tout donner, une phrase récurrente dans sa bouche. Et une habitude, tant les expériences où tout est à reconstruire ont jalonné sa vie.
Janvier 2019, fin du premier semestre. Les étudiants s’apprêtent à passer un mois de vacances. Tifany, elle, retourne en Normandie, dort chez son ancienne professeure Cécile, et aide les élèves de terminale de son lycée qui, comme elle l’année dernière, préparent le concours d’entrée spécifique à Sciences Po. »C’est un juste retour des choses. Je tiens à rendre ce que l’on m’a donné. »
Deuxième semestre. Tifany prend ses marques. Balayant du regard un PDF sur un Mac acquis à prix discount, elle présente un exposé sur l’artiste autrichienne Valie Export dans un séminaire sur les études de genre qu’elle a choisi en option. Elle décroche un 18. La jeune femme s’enrichit de ses lectures, accumule les références. Une femme parmi toutes capte son attention : Simone Veil. « Je la trouve inspirante. Son parcours montre qu’on peut donner malgré tout un sens à sa vie. »
J’ai signé un contrat avec ma banquière
Après le cours, parce qu’elle a toujours besoin de se débrouiller pour trouver de l’argent, elle fonce photocopier ses bulletins de notes et envoyer un dossier de candidature au prix Aulagnon-Bettan, qui récompense des étudiants de première année pour leur parcours exemplaire. Deux mois plus tard, elle obtient le premier prix. « J’ai signé un contrat avec ma banquière pour bloquer l’argent du prix. Je veux m’interdire d’y toucher jusqu’à ma troisième année à l’étranger, qui sera coûteuse, même si d’ici là je galère. »Elle a appris depuis longtemps à gérer seule son porte-monnaie. Persévérante et lucide.
Tout cela, elle dit le devoir aussi à son père. Sous son lit impeccablement fait, une boîte en fer contenant une centaine de lettres où, chaque semaine, elle et lui se racontent. Mais pas seulement. Dans leurs échanges, le père et la fille s’entraident.
C’est notre cri de guerre, ça me donne envie de me surpasser.
« Il finit souvent ses lettres par “L’œil du tigre, Tifany, l’œil du tigre !” Ça vient de la chanson The eye of the tiger du film Rocky. C’est notre cri de guerre, ça me donne envie de me surpasser. Et mon père se surpasse aussi. En prison, il a suivi des cours de français, de maths, d’anglais, d’informatique, il veut se donner une seconde chance. Aux dernières élections européennes, il a même suivi les débats, lui qui n’a jamais voté de sa vie. Je lui avais expliqué les partis, les programmes, tout. Aujourd’hui, on a des discussions qu’on n’aurait jamais eues avant. Et dans nos lettres, on se met à créer des nouvelles : je lance une intrigue, puis il écrit une histoire en s’inspirant de la mythologie grecque qu’il a découverte cette année. Dans la prison, on l’appelle “l’écrivain”, parce qu’il y a des feuilles étalées partout dans sa cellule. On avance tous les deux ensemble. »
Cette traversée sociale, parfois solitaire, souvent coupable, que représente le passage d’un monde à un autre, Tifany ne la fait pas seule, dans le détachement douloureux vis-à-vis des siens. Son père aussi fait le voyage avec elle.
Fin juin. Résultats de fin d’année. Tifany finit avec 15 de moyenne. Sa deuxième année n’a pas encore démarré qu’elle songe déjà à sa troisième à l’étranger. Sur la mappemonde de sa chambre où figurent les ambassades de France à l’étranger, elle ne regarde qu’un pays, l’Australie.
« Parce que c’est un pays moderne, et lointain. Le plus loin où j’ai été c’est en Sicile, l’été dernier, avec les parents de ma meilleure amie. Mon père viendra me voir aussi. Il sera sorti de prison, et ce sera la première fois qu’il prendra l’avion de sa vie. »L’Australie, un pays où elle n’était pas destinée à aller, comme à Sciences Po.
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